82 - Tout d'abord, je tiens ...

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Potomitan
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82 - Tout d'abord, je tiens ...

Message par Potomitan »

29.6.2004

Bonsoir,

Tout d'abord, je tiens à vous remercier pour votre oeuvre(pour les nombreux livres de vous que j'ai lu) qui compte énormément pour moi et m'incite à repenser ma relation au monde en tant que jeune homme de 21 ans originaire de Martinique.

Je vous écris car j'avais une question. Je ne suis pas persuadé qu'elle est assez intéressante pour susciter votre curiosité intellectuelle mais je me suis quand même décidé à vous écrire: Voilà.

Je sais que la créolité est une conception qui s'appuye beaucoup sur le travail du Dr. Glissant et notamment en ce qu'elle souhaite dépasser la pensée de la négritude. Des débats de plus en plus pressants entre le concept de créolité et celui d'afrocentrisme se font aujourd'hui jour. Chez Glissant, la genèse de l'antillanité réside dans la cale du négrier.

Je n'ai pas lu toute l'oeuvre de Monsieur Glissant, mais je voudrai savoir en quoi l'Afrique (ou les autres continents d'où viennent les différentes composantes de l'antillanité) ne sont pas considérer, rechercher ni véritablement étudier dans l'étude de la créolisation chez Glissant et le développement de la créolité chez vous.

Quelle différence ontologique trouve-t-on entre l'esclave nouvellement arrivé sur l'île et l'africain par exemple?

Pourquoi la genèse débute-elle en fond de cale et non sur le continent d'origine?

Je suis persuadé que vous avez déjà répondu de multiples fois au cours de débats ou d'ouvrages à cette question, aussi, je vous prie de m'excuser d'avance pour ma question d'une navrante banalité.

Dans l'attente d'une réponse qui serait très importante pour moi, je vous prie, monsieur Confiant d'agréer mes salutations distinguées

Pierre Genteuil
Potomitan
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Message par Potomitan »

Votre question n'est aucunement banale !

En effet, il s'agit de savoir quand commence le processus de créolisation et donc les différents stades de créolité. J'en profite pour dire qu'il n'y a aucune contradiction entre ces deux notions de "créolisation" et de "créolité", la première évoquant le processus d'adaptation et le mélange ethno-culturel, le second les différentes formes que prend ce processus à différents moments historiques et selon chaque pays considéré.

La créolisation est donc un phénomène ininterrompue alors que la créolité fait référence à des "tranches de vie" que l'on découpe dans le phénomène en question. Entre "créolisation" et "créolité", il y a, si vous voulez, la même différence qu'il y a entre "hominisation" et "humanité".

Pour répondre à votre question, à savoir quand commence le processus de créolisation, il y a débat.

Pour Glissant, en effet, c'est la cale du bateau négrier qui est notre matrice anthropologique. Dans la cale, le système de valeurs africains s'effondre, n'a plus de sens. Le roi, le forgeron, le paysan, le guerrier, le captif – qui formaient des castes distinctes avant l'arrivée des Européens – se retrouvent enchaînés à fond de cale, cette dernière instaurant une sorte d'égalité paradoxale entre eux. Pour l'esclavagiste blanc, il n'y a que des nègres ! Ce brassage forcé peut être considéré comme les prémisses de la créolisation.

Toutefois, on peut aussi considérer que ce phénomène commence dans les comptoirs d'Afrique de l'est, dans ces baraquements où l'on entassait les futurs esclaves, parfois pendant des mois, voire des années. Là encore, il y a brassage forcé car très souvant les captifs venaient de l'intérieur de l'Afrique et appartenaient à des ethnies très différentes. Les Portugais ayant été les premiers convoyeurs d'esclaves, il s'est même forgé dans ces comptoirs, un pidgin afro-portugais dont certains linguistes pensent qu'il est à l'origine des différents créoles américains.

D'ailleurs, nul besoin de traverser toute l'Atlantique pour assister à la naissance du processus de créolisation : les îles du Cap Vert et celles de Sao Tome Et Principe, situées à quelques encablures du continent africain, ont vu l'émergence d'une société de plantation assez similaire à celle des Antilles et l'apparition de créoles à base lexicale portugaise (langue dans laquelle chante aujourd'hui la magnifique Cesaria Evora). Personellement – et contrairement à Glissant – je serais d'avis que la créolisation commence dès les comptoirs négriers, en Afrique donc, se poursuit dans la cale du bateau négrier et se développe aux Amériques.

Enfin, s'agissant de ce que nous appelons nos "arrière-mondes" c'est-à-dire l'Afrique, l'Europe et l'Asie qui, toutes, ont fournis des contingents de population aux Antilles, il ne s'agit pas de se détourner d'elles. Au contraire! Il s'agit de bien évaluer les apports amérindiens, européens, africains et assiatiques à la culture antillaise en sachant bien que nous sommes le produit du mélange de ces différents apports.

"Ni Africains, ni Européens, ni Asiatiques, nous nous problamons Créoles..." tels sont les premiers mots de l'"ELOGE DE LA CREOLITE" que j'ai co-écrit avec Jean Barnabé et Patrick Chamoiseau.

Reconnaître la valeur des apports africains, européens ou indiens à notre culture ne signifie pas pour autant que nous soyons des Africains, des Européens ou des Indiens.

Cordialement.

Raphaël Confiant
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